Ce 10 septembre, j’affirme mon soutien au blocage. Ils prétendent sauver les comptes publics en pressurant les mêmes, pendant que les dividendes et les rentes prospèrent. J’examine les faits, les chiffres et les responsabilités politiques.
« La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. »
– Émile Zola -, J’accuse…!, 1898
Le pays qu’ils veulent immobiliser, c’est le vôtre, pas leur capital
Les blocages qui s’étendent aujourd’hui sur tout le territoire ne tombent pas du ciel, ils sont l’ultime refuge d’une société que l’on somme de se taire tandis que l’on lui impose une cure d’austérité qui ne dit pas son nom. Le pouvoir mobilise un appareil policier hors d’échelle, des dizaines de milliers d’agents, des centaines d’interpellations dès l’aube, un récit de l’ordre qui projette l’inquiétude sur les travailleurs, les étudiants, les précaires, pendant que la circulation des capitaux ne rencontre jamais de barrage. Hier, un Premier ministre en partance, aujourd’hui un nouveau visage, et pourtant la même musique, la même promesse de rigueur, la même manière de traiter la souffrance comme un détail budgétaire. Bloquer, c’est reprendre une respiration collective, rompre quelques heures avec l’assignation à l’obéissance, rappeler que la politique n’est pas un monologue d’experts.
On dira que ces actions empêchent la vie normale, que les lycées et les gares doivent rester tranquilles, que l’économie n’aime pas les à‑coups. Je réponds que la vie normale a été privatisée morceau par morceau, que l’on a suspendu le bien commun à la note des marchés, que la vraie paralysie n’est pas celle des ronds‑points mais celle d’une démocratie réduite au commentaire des spreads. Sans ce heurt, sans ce frottement du réel, les bilans s’imposent comme des sentences et l’injustice se perpétue, polie, méthodique, impeccablement comptable.
Comptes truqués, dettes vraies
Les chiffres existent et ils parlent clairement, mais on les fait parler mal. Le déficit public 2024 atteint environ cinq virgule huit pour cent du produit intérieur brut, la dette publique dépasse cent treize pour cent, la charge d’intérêts remonte à un niveau que l’on proclame alarmant. On en déduit qu’il faudrait couper partout, réduire les missions culturelles, geler des crédits, différer des engagements, puisqu’il n’y aurait plus de choix. Pourtant les recettes publiques augmentent, les recettes fiscales nettes de l’État progressent sur un an, et l’on maintient intact un archipel de dépenses fiscales qui grève structurellement l’assiette. On réclame de la frugalité pour l’école, l’hôpital, la justice, mais on tolère sans sourciller que des dizaines de milliards échappent chaque année par des niches et des régimes préférentiels.
La mécanique est connue, elle n’a rien de fatal. La charge d’intérêts dépend des taux, de la maturité de la dette, des titres indexés, des refinancements anticipés. Elle augmente parce que les taux ont monté, elle baissera si les conditions se détendent, elle n’autorise en rien à traiter la dépense sociale comme un luxe coupable. Ce que l’on présente comme un destin n’est qu’une série d’arbitrages, et ces arbitrages sont politiques. On peut décider de réviser les avantages fiscaux les plus régressifs, on peut décider de taxer davantage les rentes, on peut préférer un effort partagé à l’asphyxie des services essentiels.
Cadeaux fiscaux en haut, matraque en bas
Depuis la transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière et l’instauration du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital, la redistribution a perdu en force vers le haut et les dividendes ont regagné du terrain. Les études publiques et académiques l’ont montré, les coûts nets pour les finances sont massifs, l’effet pro‑dividendes est documenté, et les dépenses fiscales cumulées atteignent un volume qui représente désormais une part considérable des recettes de l’État. Dans le même temps, les grandes entreprises affichent des marges et des profits historiques, une pluie de distributions qui n’éclabousse jamais la fiche de paie des premiers de corvée. Quand on parle d’économies, il faut nommer celles qui ne sont jamais demandées aux mêmes, il faut décrire ces transferts invisibles qui organisent la clémence pour les rentes et la rigueur pour les vies ordinaires.
Le résultat est socialement explosif. Une police suréquipée répond à la précarité par l’intimidation, l’égalité républicaine devient un slogan à usage cérémoniel, les quartiers populaires servent de variable d’ajustement de l’angoisse collective. On ne gouverne plus par la promesse mais par la sommation, et les mots d’ordre budgétaires remplacent le projet de société. Là où l’État devrait réduire les inégalités, on voit s’élargir un écart moral, presque anthropologique, entre ceux qui capitalisent et ceux qui survivent.
L’Europe comme alibi
On invoque Bruxelles pour sanctifier les amputations. La France est placée en procédure de déficit excessif, le calendrier de retour dans les clous est fixé, des objectifs sont assignés. Cela existe, personne ne le nie. Mais ces cadres n’imposent pas le contenu des choix, ils n’exigent pas de préserver les niches tout en comprimant le soin, ils n’interdisent pas de reconfigurer l’impôt pour faire contribuer davantage les rentes. Les gouvernements se cachent derrière la règle européenne comme l’on se cache derrière un décor, et ils espèrent que l’on confondra la politique avec la fatalité. Il n’y a pas de fatalité, il n’y a que des priorités assumées ou dissimulées.
Pourquoi bloquer est légitime
On ne bloque pas par goût du désordre, on bloque parce que la vie quotidienne a été méthodiquement désorganisée par l’obsession de l’austérité. Le blocage rappelle que les richesses naissent du travail et des territoires, non des tableurs; il rappelle que l’intérêt général ne se mesure pas au seul thermomètre des marchés; il rappelle que la dignité vaut davantage que quelques dixièmes de déficit. J’assume ce soutien, avec froideur et sérieux, parce que rien n’est plus dangereux qu’un peuple convaincu d’être tenu en lisière éternelle. Bloquer, c’est forcer la conversation que l’on nous refuse, c’est contraindre les décideurs à regarder ailleurs que leurs feuilles de route, c’est replacer la démocratie dans le monde réel.
Je n’ignore ni la lassitude ni les inquiétudes, je connais le coût humain des journées sans salaire, des transports interrompus, des commerces fragiles. Mais le coût d’une société qui accepte sans broncher la privatisation des horizons, lui, n’a pas de chiffre. La journée qui commence ne résoudra pas tout, elle indiquera simplement que l’on refuse la résignation. Et si les dirigeants veulent réduire la colère, qu’ils commencent par réduire les injustices, qu’ils ouvrent enfin les yeux sur ce qui nourrit la colère plutôt que de déployer davantage de boucliers.
Qui paie vraiment les économies
On répète que l’État doit se serrer la ceinture et l’expression paraît neutre, presque raisonnable. Pourtant chaque économie devient un coût déplacé vers d’autres épaules. Une classe sans remplaçant se transforme en bruit et en retard d’apprentissage, une garde sans lits se transforme en heures d’attente et en renoncements, un tribunal sans greffiers se transforme en délais qui cassent des vies. On parle d’ajustement comptable et c’est la matière même du quotidien qui se creuse. L’arithmétique est exacte, elle additionne des lignes, mais elle soustrait la qualité des services qui tiennent une société debout.
Il existe une autre voie que personne ne veut assumer à voix haute. Les recettes progressent et l’on pourrait choisir de les orienter autrement. On pourrait réduire la surface des privilèges fiscaux les plus régressifs, reconfigurer la taxation des rentes, mettre fin à l’indulgence systémique dont bénéficient les revenus du capital depuis des années. À la place, on reconduit des avantages qui dessinent une carte de la clémence, et l’on explique aux autres que l’effort est une nécessité presque morale. Ce n’est pas la réalité qui oblige, c’est une hiérarchie des priorités.
Le prix final est payé en bas, puis il remonte en silence. Heures supplémentaires qui ne se compensent jamais, fatigue qui s’accumule jusqu’à l’erreur, renoncement aux soins et aux démarches, sentiment d’abandon qui ronge le consentement à l’impôt. On affaiblit les institutions chargées de réparer les inégalités, puis on feint de s’étonner de la défiance. Le pays se fissure là où l’on prétend l’assainir, et l’on baptise courage ce qui n’est qu’un transfert de charges vers ceux qui n’ont pas de refuge…
G.S.
Méthode de vérification
Chiffres publics recoupés avec les publications de l’institut statistique national, de la Cour des comptes, du ministère des finances, des institutions européennes et des travaux académiques disponibles. Données de mobilisation vérifiées sur plusieurs médias d’information et chaînes parlementaires. Clarification spécifique sur les investissements en titres américains, en privilégiant les séries officielles et les explications de la banque centrale sur les biais des données de conservation. Incertitudes signalées, notamment sur les totaux en cours de journée pour les interpellations.
Sources clés
AP News, manifestations et interpellations, 10 septembre 2025 Public Sénat, Bloquons Tout, 10 septembre 2025 The Times, panorama des blocages et effectifs, 10 septembre 2025 Insee, déficit public 2024 et charge d’intérêts, 27 mars 2025 Fipeco, charge d’intérêts agrégée 2024, mise à jour 2025 Cour des comptes, budget de l’État 2024, 16 avril 2025 Cour des comptes, note dépenses fiscales 2024, avril 2025 Conseil de l’Union européenne, recommandations déficit excessif, 21 janvier 2025 Banque de France, placements en titres américains et lecture des données TIC, 4 avril 2025 Oxfam France, profits et marges des grands groupes, mai 2024 Investig’Action, dette française et impérialisme, 8 septembre 2025
Chiffres scandaleux
Déficit et dette
- Déficit public 2024 à 5,8 % du PIB, soit environ 170 Md€. Signal politique utilisé pour justifier l’austérité alors que les recettes progressent.
- Dette publique fin 2024 à 113,2 % du PIB. Niveau élevé mais compatible avec des choix alternatifs de recettes et de priorités.
La facture des intérêts
- Charge d’intérêts 2024 autour de 58 Md€. Hausse liée aux taux et à l’indexation, pas une fatalité comptable à faire payer aux services publics.
Recettes et cadeaux fiscaux
- Recettes fiscales nettes de l’État 2024 à 325,7 Md€. Progression nominale qui contredit le récit de la pénurie permanente.
- Dépenses fiscales 2024 à 83,29 Md€. Montant colossal concentré sur des avantages souvent régressifs.
- Remplacement ISF vers IFI avec coût estimé supérieur à 4 Md€ en 2022. Effet pro-dividendes renforcé par le prélèvement forfaitaire unique.
Austérité par décret
- Annulations de crédits le 21 février 2024 pour 10 Md€. Compression discrétionnaire touchant des missions déjà sous-dotées.
Rentes et actionnaires
- CAC 40 rendu aux actionnaires en 2023 à 97,1 Md€ dividendes plus rachats. Enrichissement record sans contrepartie sociale.
Ordre public contre citoyens
- 10 septembre 2025 environ 80 000 policiers et gendarmes mobilisés et près de 200 interpellations en matinée. Réponse sécuritaire à une crise sociale.
Prélèvements et dépenses
- Taux de prélèvements obligatoires 2024 à 42,8 % du PIB. Niveau élevé qui pourrait financer autrement si les niches étaient revues.
- Dépenses publiques autour de 57 % du PIB. Cible préférée des coupes alors que l’investissement social est un stabilisateur.
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